mercredi 29 juillet 2015

Phase IV

Film de Saul Bass (1974), avec Nigel Davenport, Michael Murphy, Lynne Frederick, Alan Gifford, Helen Horton, etc…

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S’il existe bien un film qui mérite le titre de curiosité, c’est bien Phase IV. Réalisé avec un budget dérisoire par un des designers les plus doués de sa génération, voilà un film inclassable, surprenant et complètement en dehors des modes. Le fait que cette petite perle soit encore, à l’heure actuelle, entourée d’une aura de mystère, ne fait qu’ajouter à sa réputation d’OVNI cinématographique.



vlcsnap-2015-07-01-22h32m55s106Les cinéphiles connaissent bien Saul Bass et pour cause. Il a signé quelques-uns des plus beaux génériques de l’histoire de cinéma, que ce soit pour Hitchcock (Psycho, Vertigo) ou pour Kubrick (Spartacus) et plus récemment pour Martin Scorsese (Les Nerfs à Vif, entre autres). Venu du monde du design, Bass s’est d’abord imposé avec des affiches au style très dépouillé, en totale rupture avec ce qui pouvait se faire à l’époque. C’est un élément graphique particulier qui transmet le message du film, et le titre qui devient logo, véhicule une idée et résume le film. Une approche inédite qu’il a tout naturellement étendu à des génériques qui utilisaient brillamment l’animation pour créer de véritables œuvres à part entière.




vlcsnap-2015-07-01-22h30m22s38En 1974, la mode est au film-catastrophe, et la Paramount décide de miser intelligemment sur le succès du genre, à ceci près qu’il ne s’agira pas d’une invasion de monstres démesurés, mais d’un subtil dérèglement de la nature, qui amènera les fourmis à entrer en guerre contre le genre humain. Toute la force du film, c’est de proposer l’observation de ce bouleversement au niveau scientifique. Deux spécialistes (Nigel Davenport et Michael Murphy) sont donc dépêchés sur place pour monter un laboratoire et étudier le comportement inhabituel des fourmis.





vlcsnap-2015-07-01-22h27m51s77C’est une approche très réaliste, qui ferait volontiers penser au film de Robert Wise, Le Mystère Andromède, qui étudiait les ravages d’un virus venu de l’espace. Sauf qu’ici, la menace est bien réelle, et d’autant plus réaliste qu’elle s’articule autour d’animaux que tout le monde connait, mais qui pourraient à leur manière bouleverser l’écosystème et provoquer la fin du monde. La crédibilité de ce parti-pris est particulièrement bien mise en valeur par des séquences animales exceptionnelles. A la fois plein d’étrangeté et malgré tout profondément vraisemblable, le travail de Ken Middleham, spécialiste de la photographie des insectes, est un atout formidable et unique.




vlcsnap-2015-07-01-22h32m16s147La caméra nous entraine ainsi parmi les fourmis, dans un univers à la fois familier et pourtant terriblement déroutant. Elle sait non seulement saisir la menace tranquille que développent les insectes, mais également l’organisation de toute leur société. Et ce qui fait froid dans le dos, c’est de saisir justement cette révolte animale au travers de simples actions. Lorsque les scientifiques projettent du poison pour exterminer les fourmis, ces dernières créent une chaine, se sacrifiant à tour de rôle pour en ramener un fragment à la reine, qui le synthétise et crée une race mutante qui sera immunisée. C’est l'un des moments les plus saisissants du film, dérangeant par son réalisme.




vlcsnap-2015-07-01-22h38m09s111Le film développe cette lutte entre l’homme et l’insecte, mais sur un mode très discret, presque intime. A l’attirail technologique des scientifiques, qui semble d’ailleurs très daté et typé seventies, répond le comportement des fourmis, simple, calculé et implacable. Le tout montré sur un ton clinique, sans vraiment de sentiments, ni d’attachement réel aux personnages. Au contraire, les humains sont presque observés de la même manière que les insectes, sur un ton parfaitement neutre, un peu comme si l’on avait voulu mettre les deux opposants sur un pied d’égalité.





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Conséquence de cela, on ne peut pas dire que le casting soit particulièrement brillant et c’est dommage, car cela donne un côté cheap très série B à un film qui se voudrait beaucoup plus ambitieux. C’est d’autant plus rageant que la mise en scène fait, au contraire, preuve d’une inventivité considérable sur le plan visuel, sans pour autant être le feu d’artifice qu’on aurait pu attendre d’un artiste extraordinaire comme Saul Bass. On sent bien que cela reste malgré tout un film de studio, avec ses impératifs commerciaux et ses limites. La Paramount demandera d’ailleurs que la fin, trop ésotérique et radicale, soit modifiée.

 

 

 

Phase IV, on s’en doute, ne connaitra pas une carrière monumentale, loin de là. Mal vendu et sorti confidentiellement, à une époque qui pourtant a vu naitre un certain renouveau dans le genre fantastique, le film ne rencontrera qu’un vague succès d’estime. Aujourd’hui encore, les aléas de l’adition vidéo et des droits d’exploitation ont encore davantage freiné la popularité de cette œuvre méconnue. A tort, car si Phase IV est souvent maladroit et pas toujours convaincant, son ambiance et son profond réalisme en font un petit film culte en puissance, qui, on l’espère, sera un jour réhabilité.


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La Mise en Scène

Malgré son côté très classique, la réalisation de Phase IV laisse tout de même transparaitre la personnalité de Saul Bass, au travers de compositions visuellement très travaillées, et totalement en rupture avec ce qui pouvait se faire dans le genre. Hormis le design de l’extérieur du laboratoire, assez futuriste, la direction artistique s’appuie sur des formes très organiques. Au fur et à mesure de la progression de l’action et de l’affrontement, le style se fait plus géométrique. La forme adoptée par les monticules des fourmis répond ainsi à la structure du labo.


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Les insectes sont bien souvent mis en valeur par une photographie en macro qui les fait apparaitre comme de véritables monstres lorsqu’ils sont montrés dans leur habitat. Par contre, quand ils affrontent les personnages, le réalisateur joue subtilement sur l’ordonnancement du cadre, et crée de belles compositions en mettant en parallèle les visages démesurés des humains et la petitesse des fourmis.


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Les séquences avec insectes ont été réalisées par Ken Middleham, qui était spécialisé à l’époque dans la macro-photographie et qui a travaillé sur plusieurs films qui, sans qu’ils fassent forcément date, ont été remarqués par la qualité de son travail. Parmi eux, Les Insectes de Feu, un petit classique méconnu, mais également le nanaresque Les Survivants de la Fin du Monde. Middleham s’est également spécialisé dans la time lapse photography, c’est-à-dire la photographie en accéléré, une technique qui était encore expérimentale dans les années 70 (on en a d’ailleurs un petit aperçu dans le film avec une séquence hallucinante où les fourmis “nettoient” littéralement le cadavre d’un rongeur). Son apport à Phase IV est primordial, et on a du mal à mesurer le véritable travail de fourmi (sans mauvais jeu de mots) qu’ont dû nécessiter les différentes séquences du film, tant elles ont dû nécessiter des trésors d’ingéniosité au niveau de la mise en place et de la chorégraphie de ces “acteurs” d’un genre particulier.


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La Fin Alternative

Dérapage ultime du film vers le fantastique le plus pur, la fin originale de Phase IV est une longue séquence onirique, dans laquelle on sent que le réalisateur Saul Bass se lâche complètement et laisse libre cours à ses expérimentations visuelles. L’idée, c’est que les fourmis ont finalement asservi la race humaine, et que les deux personnages principaux sont carrément utilisés comme animaux de laboratoire par les insectes. Une conclusion rendue encore plus saisissante par le traitement très pop-art de la séquence, qui fleure bon les expérimentations psychédéliques. Une approche qui sera jugée trop extrême par la Paramount, qui demandera à ce que la séquence soit remontée.


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Cette séquence sera pourtant exhumée tout récemment par des archivistes et récemment projetée à de très rares occasions. Peu de chances de voir cependant cette conclusion restaurée sur support vidéo : Paramount ne possède plus les droits d’exploitation sur ce support et Phase IV est considéré comme trop obscur pour que la création d’un director’s cut ne soit jugée rentable. Déjà, le film n’est même pas disponible en France sur DVD, alors. A moins qu’un éditeur alternatif comme Carlotta ou Wild Side n’ait la bonne idée de lancer le projet… Qui sait ?