dimanche 24 mars 2013

Le Limier

(Sleuth)

Film de Joseph L. Mankiewicz (1973), avec Laurence Olivier, Michael Caine, Alec Cawthorne, Margo Channing, etc...




























 

A la fois film policier, satire, comédie de mœurs et suspense, Sleuth se classe parmi ces œuvres uniques et intemporelles qui vous laissent bluffé. Classique Strapontinesque par excellence, c'est aussi le testament d'un metteur en scène unique, Joseph L. Mankiewicz.
Retour sur un huis-clos stylé et impitoyable.



Sleuth fait partie de ces films font il est a priori très difficile de parler sans révéler les différents tentants et aboutissants de l'intrigue. A la base, c'est une pièce d'Anthony Shaffer, un scénariste à qui on doit tout de même quelques œuvres plutôt marquantes, comme Frenzy (l'avant-dernier Hitchcock), et surtout The Wicker Man, un film culte définitivement inclassable. La pièce, déjà un gros succès au théâtre, a donc tout naturellement intéressé Hollywood, mais sans pour autant déchaîner l'enthousiasme des grosses maisons de production. Au contraire, il a été produit avec de petits moyens, par une compagnie indépendante depuis disparue, Palomar Pictures International. Comme elle l'a fait plusieurs fois à cette époque, la Fox s'est portée acquéreuse des droits de distribution internationaux.





Assez curieusement, bien que mis en place avec une équipe et des acteurs anglais, c'est à un réalisateur américain qu'on fait appel pour Sleuth. Et pas n'importe lequel, puisqu'il s'agit de Joseph L. Mankiewicz. Résumons un peu pour les novices: Mankiewicz, c'est le triomphe du dialogue au cinéma. Ses films sont des petits joyaux, dans lesquels les personnages sont toujours remarquablement définis en quelques répliques. Bénéficiant toujours d'un texte brillantissime, ils n'en oublient pas pour autant la notion de cinéma, et même s'ils peuvent paraître parfois arides ou pauvres sur le plan visuel, ils possèdent toujours un formidable sens de la dramaturgie et de la construction dramatique.




En même temps, Mankiewicz est un franc-tireur, dont la carrière a connu des hauts et des bas. Oscarisé avec All About Eve, il fera aussi partie de la débacle Cléopatre, qui entraînera la faillite de la Fox et du même coup obligera le réalisateur à s'orienter vers des projets moins ambitieux, mais dont il saura néanmoins faire de petites perles, comme son incursion westernienne Le Reptile, chroniqué ici même sur votre blog favori. Sleuth sera tourné 2 ans après et Mankiewicz y réinventera le suspense policier de la même façon dont il s'était réapproprié le western dans son précédent film.


Ce qui est fascinant dans Sleuth, c'est de constater combien il regroupe les thèmes chers au réalisateur, la manipulation en particulier, ici axée sur le principe du jeu. Mankiewicz déclarait d'ailleurs: "ce qui me fascine, c'est le jeu et la manière dont en définitive le jeu finit par se jouer de nous". Sur ce principe, les deux personnages vont de livrer à un duel à mort, dans lequel la haine et l'humiliation triomphent à tour de rôle. Sleuth, c'est du Agatha Christie revisité, littéralement dynamité par une étude de caractère à la fois cruelle et implacable.



Le point de départ est une simple affaire d'adultère: Andrew Wyke, célèbre romancier, invite chez lui l'amant de sa femme, Milo Tindle, dans le but de lui proposer un marché. Impossible d'en dire plus sans déflorer les nombreuses surprises qui jalonnent le film. Mankiewicz y manie avec brio l'art du coup de théâtre, sans que cela paraisse artificiel ou tiré par les cheveux. Tout au contraire, Sleuth acquiert ainsi une dimension vertigineuse, tant le jeu qui s'y joue apparaît vite comme démesuré, aussi bien dans ses enjeux que dans sa cruauté.





 

 
C'est également l'occasion pour Mankiewicz d'aborder une fois de plus un de ses thèmes de prédilection: la lutte des classes. Partout dans son œuvre, chacun veut paraître plus qu'il n'est réellement, et les personnages de Sleuth s'intègrent tout naturellement dans cette thématique. Pour Wyke, le jeu n'est qu'un moyen pour humilier Tindle, petit immigré italien qui a le culot d'avoir voulu "devenir anglais". C'est la lutte de l'aristocrate contre le parvenu, et tout le génie de l'intrigue, c'est d'avoir fait de cette différence de classes le véritable moteur de l'action, sans pour autant qu'elle soit directement perceptible par le spectateur.




Le dialogue est, à cet égard un véritable joyau d'humour et d'observation. Ce n'est pas un dialogue facile et artificiel, dans lequel on recherche les bons mots, mais plutôt, comme toujours chez Mankiewicz, un instrument primordial pour définir les personnages. Mieux, les mots y sont utilisés comme de véritables armes, que chacun manie pour mettre à terre son adversaire, mais aussi pour défendre sa classe sociale. Le dialogue est parfois d'une très grande intensité comme dans la scène où Tindle relate à Wyke son ressenti par rapport à la "partie" qu'ils viennent de disputer. C'est du grand art, porté par deux acteurs exceptionnels.








On pourra reprocher au film son côté théâtral et il est vrai que Sleuth ne fait rien pour dissimuler le fait qu'il adapte une pièce. La mise en scène est constamment au service des personnages, elle est très effacée et ne cherche pas à éblouir inutilement avec des travellings sophistiqués. Tout au contraire, la photographie reste très neutre et ne se permet que quelques rares mouvements de caméra à des moments décisifs, comme pour cerner les personnages l'un face à l'autre.





Malgré tout, Sleuth ressemble à tout sauf du théâtre filmé, car même si la réalisation s'efface derrière le jeu des acteurs, la direction artistique contribue à définir plus précisément le personnage de Wyke, au travers des décors et de leur aménagement. Alors que le labyrinthe du début préfigure les revirements de l'intrigue, le moindre détail de la maison est organisé autour de l'univers de la manipulation: le romancier règle en maître au beau milieu d'une foule d'automates ou de jeux dont il est le seul à connaître les règles. Il faut saluer ici le travail de Ken Adam, décorateur habituel des James Bond, qui est arrivé à donner vie à cet univers si particulier.

 



 

Formidable jeu de piste dans lequel le spectateur se perd avec bonheur, Sleuth prend plaisir à nous égarer, à nous manipuler, à tel point que nous rentrons nous aussi dans sa thématique. Ce jeu de miroirs fascinant est aussi, par la finesse de son scénario, une subtile étude de caractères dont la richesse éblouit à chaque vision. Un authentique chef d'œuvre, qui est aussi une merveilleuse sortie de scène pour un Mankiewicz malicieux, qui n'a jamais été aussi spirituel et machiavélique qu'ici. Tout simplement éblouissant.




 

 
Arrêts sur Images:
ATTENTION!  
Plus que pour tout autre film, la surprise est au cœur même du Limier.
L'analyse qui suit révèle des éléments très importants de l'intrigue.
Il est donc plus que souhaitable, sinon recommandé, de ne les lire qu'après avoir vu le film.




Le Trombinoscope
Laurence Olivier trouve ici le dernier bon rôle de sa carrière, avant de s'égarer dans une suite de nanars alimentaires. Son Andrew Wyke est merveilleusement excessif, mélange d'onctuosité, de cruauté et de démesure. En face de lui, Michael Caine est excellent, d'abord timide et réservé, avant de montrer les dents dès que l'intrigue se corse. C'est tout bonnement un des meilleurs rôles.


Laurence Olivier
Michael Caine
Alec Cawthorne
Eve Channing



Pour mieux nous rouler dans la farine, Mankiewicz, roublard jusqu'au bout, créera de toute pièce un générique bidon, avec de faux noms d'acteurs, dont l'un (Eve Channing) est une référence directe à All About Eve. On raconte que c'est l'actrice Joanne Woodward, l'épouse de Paul Newman, qui a servi de modèle au portrait de Madeleine.


 



Le Générique
Dès le début du film, la notion de mise en scène est présente, avec une suite de tableaux, censés représenter les œuvres de Wyke. Ils sont présentés comme sur une scène de théatre: Sleuth ne cache donc pas ses origines.




La transition avec l'action réelle se fait sur le plan de la voiture de Milo qui arrive. Symboliquement, l'action prend un double sens dès le départ: elle est placée sous le signe du théâtre, mais elle devient également la représentation d'un des romans de Wyke.


 



A l'inverse, lors de la fin du film, la caméra recule et l'image se fixe, transformant la conclusion en une autre des histoires créées par Wyke. C'est un ultime jeu de miroirs qui remet en perspective ce que nous venons de voir. Le rideau tombe sur l'action, mettant une nouvelle fois en avant la notion de théâtre (et qu'est-ce le théâtre, si ce n'est un jeu de plus ?)





Les Automates
Témoins muets de l'action, ils ponctuent et commentent subtilement le déroulé de l'intrigue, devenant presque des personnages à part entière. Le film met souvent l'accent sur la manière dont ils deviennent quasiment une émanation du "côté obscur" de Wyke. Après le "meurtre" de Tindle, on nous les montre tous en mouvement, comme pour une célébration.


 



A la fin du film, par contre, leurs mouvements sont dirigés par Milo, et ils se lancent dans une sorte de sarabande hystérique, dont la réalisation renforce encore plus le côté étrange et inquiétant par l'utilisation d'objectifs déformants.





Le Jeu
Symbole du film, il y est omniprésent, tant dans la progression de l'intrigue que dans la décoration.  L'accent est mis spontanément sur le fait que Wyke en soit le maître. Il est le seul à connaître le chemin hors du labyrinthe qui lui tient lieu de jardin (belle métaphore, en passant, sur le caractère tordu et tortueux de son esprit!), et lui seul sait comment manœuvrer les automates.


 


La fin, lors de laquelle les jouets échappent à son contrôle, c'est la défaite symbolique, la destruction de son univers. L'ambiance speedée dans laquelle évoluent les automates et le gros plan sur ses yeux laisse même supposer que Wyke a été vaincu psychologiquement et qu'il en a littéralement perdu la raison.






Version Originale ou Version Française ?
Sur le Strapontin, on ne taille pas systématiquement des costards aux VF. Dans les années 60/70, il y avait même un véritable talent dans ce domaine, et cela nous a valu des doublages particulièrement réussis, parfois même meilleurs que la version originale. Pour Sleuth, le cas est épineux. En effet, le dialogue y est tellement primordial et abondant que le voir en VO oblige à un effort de concentration plus qu' important, ce qui vous fait inévitablement perdre certaines nuances. D'un autre côté, la VF, doublée par Philippe Dumat et Dominique Paturel, est spontanée et finalement plutôt réussie. Bien entendu, on y perd la diction incomparable de Sir Laurence Olivier et le jeu sur les accents de Michael Caine, mais le doublage réussit à préserver l'esprit du film, ce qui n'est pas une mince affaire. Pour avoir vu les deux versions, le Strapontin avoue, au risque de s'attirer les foudres des cinéphiles intégristes, qu'il a pris davantage de plaisir à suivre le film en français. L'idéal reste de découvrir le film en VF, puis de s'envoyer ensuite la VO, pour le plaisir.



Logo et Slogan
Comme pas mal de films des années 70, le logo de Sleuth participe aux créations graphiques qui reflétaient l'esprit du film. L'image-clé de la loupe met l'accent sur l'aspect "détective" de l'intrigue. Elle est utilisée dans la bande-annonce, où elle passe en grossissant sur les noms des acteurs et du réalisateur, puis sera déclinée dans sa version graphique sur l'affiche du film.


 


Le slogan américain, "Think of the perfect crime, then go one step further..." ("Imaginez le crime parfait, puis allez un tout petit peu plus loin...") aiguille le spectateur vers les aspects plus tortueux de l'intrigue.



La Musique
J'ai des sentiments un peu partagés sur la musique de Sleuth. Autant j'admire le film, autant je trouve que la partition de John Addison est parfois un peu juste et arrive rarement à son niveau. Addison, c'est un spécialiste de la musique légère et enjouée, mais qui reste malgré tout un peu limité au niveau de la dramaturgie. Dès qu'il s'agit de suivre les personnages dans une intrigue particulièrement vertigineuse, le compositeur montre vite ses limites. Il arrive sans peine à donner une tonalité stylée, un peu "Agatha Christie" par l'utilisation du clavecin, mais le recours à la musique de cirque (justifiée dans le film par le déguisement de Milo) est un peu facile et lourdingue, presque à l'opposé de la finesse du film. Le disque de la B.O., devenu assez rare, a été réédité l'année dernière sur le label Intrada, et est disponible ici.





En DVD
C'est un peu la honte, mais il est carrément impossible de dénicher une édition de Sleuth dans notre beau pays. Diffusé quelques fois à la TV dans les années 70, édité en VHS par TF1 Vidéo, le film est virtuellement introuvable sur support DVD, si ce n'est dans une édition américaine qui date d'il y a au moins 10 ans. Lisible sur les platines françaises, le disque zone 1 possède la VF, mais malheureusement pas de sous-titrage français sur la version anglaise. L'image, sans être exceptionnelle, est d'une honnête moyenne, même si elle manque de contraste et de définition. En bonus pour les anglophiles, il y a une interview d'Anthony Shaffer, qui revient sur la genèse de la pièce et le tournage du film. Avis, donc, aux éditeurs vidéo ! Au lieu d'encombrer les linéaires de grosses bouses, occupez-vous donc un peu de votre patrimoine qui pourrit sur les étagères !

 

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